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Ils s’approchèrent ensemble du bas-côté et regardèrent en contrebas.

Le type qui était sur le siège passager n’avait pas dû boucler sa ceinture de sécurité. Il gisait, étalé comme une poupée de chiffon, sur un amas rocheux, le cou tordu selon un angle inédit. Détail incongru, il n’avait pas lâché son Uzi.

La Mercedes avait été stoppée dans sa chute vers l’abîme par un gros bouquet de chênes. L’avant disparaissait complètement dans le feuillage, le toit était enfoncé. Une odeur âcre de caoutchouc brûlé et de métal chaud montait vers eux.

Ry regarda longuement l’épave, espérant voir des cheveux roux et n’en vit pas. Il suivit la route sur quelques mètres, à la recherche d’un endroit moins escarpé, et dévala la pente, moitié bondissant, moitié dérapant.

« Ry, attends ! appela Zoé dans son dos. Où vas-tu ?

— Je vais m’assurer qu’elle est bien morte. »

 

Elle n’était pas morte, mais le serait bientôt. Une branche d’arbre brisée avait fracassé le pare-brise et s’était enfoncée en plein dans sa poitrine.

Son regard vitreux était perdu dans le vide, mais il se fixa sur Ry. Elle sourit, bava un filet de sang.

Il vit ses lèvres former les mots avant même de les entendre.

« Votre frère… le prêtre… il est mort en implorant… »

Elle émit une sorte de gargouillis, comme si elle essayait de rire, mais le sang l’étouffait.

« Mort en… implorant… »

La vue de Ry se brouilla, il vit rouge, et le sang dans ses veines circula comme de minuscules décharges électriques.

« Crève, salope, dit-il. Crève, tout de suite ! »

Elle mourut. Il regarda la vie s’échapper d’elle et il résista à l’envie d’arracher la branche de son cœur pour l’y replonger. Pour la tuer à nouveau, encore et encore.

De très, très loin, il entendit Zoé prononcer son nom.

« Ry ! Arrête ! Tu peux lâcher ça, maintenant. Lâche ça ! »

Il baissa les yeux et vit qu’il avait les mains crispées sur le cadre déformé du pare-brise explosé et, bien qu’il ne sentît rien, il avait dû se couper car du sang coulait entre ses doigts.

La main de Zoé enserra son poignet. Elle n’essaya pas de l’entraîner, elle resta simplement là, à lui tenir doucement le poignet.

« Ry, lâche ça. »

Il lâcha prise, mais ce fut pour tendre le bras à l’intérieur de la voiture. Il fouilla les poches du gilet de daim marron rougi par le sang de Yasmine Poole et trouva son portable, un iPhone.

Il se redressa, recula de quelques pas et consulta l’historique de ses communications. Elle n’avait composé qu’un numéro au cours des deux derniers jours. Il cliqua dessus, appuya sur la touche « appel ». Celui qui se trouvait au bout de la ligne décrocha dès la première sonnerie.

« Yasmine ? »

Une voix d’homme, grave. Dure, angoissée, et une autre nuance, aussi. Quelque chose de l’ordre du charnel, peut-être, mais pas seulement. De la tendresse ?

« Elle est morte, dit Ry. Allez vous faire foutre, Taylor. Vous pouvez compter vos abattis. »

Ry coupa la ligne et prit de l’élan avec son bras pour balancer le téléphone dans le fleuve… puis il retint son geste.

Il s’approcha de l’avant de la voiture, braqua l’objectif sur Yasmine Poole empalée, trempée de sang, et prit une photo. Il trouva l’adresse e-mail attachée au numéro qu’il venait d’appeler et envoya un petit cadeau à ce fils de pute.

Ry sentit quelque chose lui toucher le dos. Il se retourna d’un bond, le bras arrondi, le poing crispé sur le portable, prêt à l’expédier dans la tête de l’intrus, et se retrouva face à Zoé.

Elle était pâle, les yeux noirs d’inquiétude.

« Ry ? Qu’est-ce que tu fais ? »

Il inspira profondément, une fois, une autre. Le rouge qui avait envahi sa vision périphérique commençait à s’estomper, peu à peu.

« Miles Taylor. J’ai entendu un truc, à l’instant, dans la façon dont il a prononcé son nom. Il tenait à elle. Il… » Ry s’interrompit, prit encore une profonde inspiration. « Ça va. Ça va aller. »

Elle avait une trace noire sur la joue. Il tendit la main pour l’effacer avec son pouce, et ne fit qu’aggraver les choses. Maintenant, elle avait aussi du sang sur la joue, du sang partout…

« Quand je… à Galveston, dans l’église, on voyait encore le sang de Dom. Il y en avait partout, et il y avait un contour à la craie, par terre, à l’endroit où il était tombé, mort. » – Ry déglutit, ferma les yeux, mais il voyait toujours le sang. Du sang partout. « Je veux que ce salaud sache l’impression que ça fait, Zoé. Je veux qu’il souffre. »

Ry se rendit compte qu’il avait toujours la main sur sa joue et il ébaucha un geste pour l’enlever. Alors elle entoura son poignet de ses doigts et maintint sa main. Puis elle tourna juste un tout petit peu la tête, posa ses lèvres sur les doigts de Ry et les embrassa doucement.

« Il va souffrir, Ry. Il va souffrir. »

 

« Je peux conduire. Tu dois être épuisée, et j’y vois bien, maintenant, dit-il, alors qu’ils retournaient vers la voiture. » Elle lui rendit les clés tout en s’efforçant de déchiffrer son expression. Il avait enfin détourné les yeux du bas de la pente et n’avait plus l’air aussi halluciné. Pas plus que d’habitude, du moins. « Ça va, dit-il. Vraiment. »

Elle le regarda encore un moment, puis elle sourit et dit :

« Je sais. »

Il se pénétra de ce sourire, en ressentit la force comme une brise humide et chaude qui soufflait en lui.

 

Il recula le siège conducteur, boucla sa ceinture, ajusta le rétroviseur. Mit un peu de chauffage. Faire « comme si », faire des choses normales, comme deux touristes qui font un petit tour. Une petite balade tranquille le long de la courbe du Danube.

« C’est insensé, dit Zoé, comme si elle lisait dans ses pensées. J’étais bien, pendant cette poursuite de folie, au volant de la voiture. J’étais je ne sais où, sans penser à rien, sans rien ressentir, juste en train d’agir. Mais maintenant, je n’arrive pas à empêcher ma jambe de trembler. »

Elle se frottait la cuisse gauche avec la main, et Ry vit que son quadriceps frémissait.

« C’est l’adrénaline, dit-il. Dans cinq minutes, tu n’auras qu’une envie : dormir. »

Elle partit d’un petit rire, ou du moins essaya-t-elle, et produisit une sorte de petit couinement.

« Impossible, O’Malley. Pas le temps. On a des tas de choses à faire, des gens à voir, des endroits où il faut aller… D’ailleurs, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? »

Ry essaya de réfléchir, n’y arriva pas, alors il mit le contact et ramena la voiture sur la route.

« Aucune idée. »

Ils roulèrent quelques kilomètres en silence, et il fut extrêmement étonné par la proposition qu’elle fit ensuite. C’était drôle, parce qu’il en était plus ou moins arrivé à la même conclusion. Mais à regret, parce que c’était dangereux. Très dangereux.

« Je crois qu’on devrait aller à Saint-Pétersbourg.

— C’est le fief du fils de Popov. Saint-Pétersbourg. »

Elle hocha lentement la tête.

« Raison de plus pour y aller. On a des comptes à régler. Il a fait tuer ma grand-mère pour l’autel d’ossements et, comme il n’était pas arrivé à ses fins, il a envoyé le type à la queue-de-cheval me faire la peau. Et il aurait réussi si tu n’étais pas arrivé juste à temps, sauf que c’était un vrai coup de chance, et on ne peut pas toujours compter sur la chance. Il n’arrêtera pas de me lâcher ses sbires aux trousses tant qu’il n’aura pas réussi à m’éliminer. Je connais le genre. Bon sang, toute ma famille est faite de types dans ce genre-là.

— Alors, qu’est-ce que tu proposes ? On lui donne l’icône et l’énigme, on lui dit “c’est tout ce qu’on a, bonne chance, mec”, et on s’en lave les mains ?

— Pas question. »

Il lui jeta un coup d’œil en coin. Elle avait le menton levé, le regard dur, et il ne put retenir un sourire.

« D’accord, alors on trouve le moyen de rencontrer Popov ou on le laisse délibérément nous tomber dessus, et on avise. Mais ça va être vraiment risqué, Zoé. Ce que l’on peut espérer de mieux, c’est mettre sur pied un plan qui nous permettra de contrôler la plupart des variables, mais en aucun cas il ne faut s’attendre à tout anticiper. Et comme l’a dit je ne sais plus qui, c’est les imprévus non prévus qui finissent par coûter la vie. »

Elle lui sourit effrontément.

« Haut les cœurs, O’Malley ! On avait déjà un faiseur de rois d’Amérique et un grand patron de la mafia russe aux fesses, et on a réussi à se faire prendre pour des terroristes internationaux. Je dirais que ça plane pour nous. »

 

Ils se sentaient mieux maintenant qu’ils avaient un plan, même si ce plan était dément, et n’était qu’à moitié ébauché. Cependant, Ry avait envie de continuer à rouler sans but et n’était pas prêt à faire demi-tour pour le moment.

Il n’y avait pas trois jours qu’il l’avait repêchée dans la Seine – d’accord, elle en était sortie toute seule, pas d’ergotage. Trois jours, pendant lesquels ils avaient été obligés de fuir quasiment tout le temps pour sauver leur peau. Mais pour le moment, pour quelques instants au moins, il n’y avait pas d’ennemis devant eux sur la route.

Il la regarda. Elle avait encore cette inclinaison crâne du menton, mais cette fois il ne sourit pas. Il se sentait complètement tendu, un nœud dans la gorge et dans la poitrine, au point que l’espace d’un instant, il ne put respirer. Elle était tellement solide, forte, futée… Il n’aurait su dire pourquoi, à cause de tout cela il aurait tué des dragons pour elle. Peut-être uniquement afin de lui montrer qu’il en était capable, qu’il était digne d’elle. Drôle d’idée, non ?…

Une mèche de cheveux s’était échappée de la pince censée la retenir. Il tendit la main et la remit derrière son oreille, rien que pour la toucher.

« À quoi penses-tu ?

— Le jus d’os, dit-elle. J’aime bien le nom que tu as trouvé à ça. Très approprié… À ton avis, qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Dans l’histoire que le professeur nous a racontée ?

— Je dirais que l’histoire de Nikolaï Popov et du dossier de la Fontanka est vraie. C’est comme ça que Popov a entendu parler de l’autel d’ossements, au départ. Et on sait que l’icône est authentique, alors il se peut qu’il y ait dans une grotte, quelque part en Sibérie, un autel fait avec des os humains. Mais le reste n’est qu’un mythe, une légende inventée par un peuple ancien, qui menait une vie rude dans un pays rude. Le genre de légende qu’on se raconte la nuit, autour d’un feu de camp, parce qu’on a du mal à affronter l’idée que, dès l’instant de sa naissance, on commence bel et bien à mourir.

— C’est possible, évidemment, dit-elle, l’air pas très convaincue.

— Mais je commence à me demander si le KGB a réellement donné son aval à l’assassinat, ou si c’est un truc que Nikolaï Popov avait pris sous son bonnet. Pense à ce que ça implique : Popov et ses deux acolytes, tous les deux américains. Et Lee Harvey Oswald, leur bouc émissaire, encore un Américain.

— Mouais », fit Zoé. Mais Ry n’était pas sûr qu’elle ait beaucoup écouté ce qu’il venait de dire. Elle était ailleurs ; dans cette grotte, en Sibérie. « On sait vraiment aujourd’hui comment Ivan le Terrible est mort ?

— Dans les années 1960, lors de la rénovation de l’endroit où il avait été enterré, ils ont exhumé son corps et ils l’ont autopsié. Il serait mort d’un empoisonnement au mercure.

— Alors il n’est pas mort de mort naturelle. Il a été assassiné, comme Raspoutine, et tu vois le mal qu’ils se sont donné rien que pour arriver à l’éliminer, celui-là. J’avais déjà lu quelque chose là-dessus, en cours d’histoire, je me souviens : comment ils avaient tout essayé pour se débarrasser de lui – le cyanure, les balles, les coups répétés sur la tête, et la rivière gelée pour finir. C’est l’une des grandes énigmes de l’histoire. Pourquoi était-il si difficile à tuer ? Et si l’autel avait le pouvoir de rendre immortel, Ry, au sens où la seule façon de mourir serait de se faire tuer, dans un accident d’avion, ou renversé par un camion ? »

Ry secoua la tête.

« On peut prouver n’importe quoi à partir du moment où on n’est pas obligé de valider ses hypothèses de départ. Bon, mettons que, dans un lointain passé, un médecin sorcier se soit fait assassiner et qu’on ait mis son corps dans une grotte. Par une coïncidence extraordinaire, quand ils ont décidé de l’enterrer, une source a jailli, et quelqu’un a érigé à cet endroit un autel avec un squelette humain, parce que, pff, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Peut-être qu’ils n’avaient que ça sous la main, ce squelette. Bon, ce n’est pas parce que l’autel et la source existent que tout à coup ça en fait une espèce de fontaine de Jouvence.

— Quand même, les énigmes, l’icône, toutes ces générations de Gardiennes… Pourquoi se donner tant de mal pour protéger un secret sans aucun fondement ?

— Ça n’a jamais besoin d’être fondé, Zoé. Il suffit de croire que ça l’est. »

 

Après cela, elle resta silencieuse, et Ry crut qu’elle s’était endormie.

Mais elle relança la conversation.

« Raspoutine a dit à l’espion de l’Okhrana qu’il avait vu l’icône de la Dame posée sur un autel fait d’ossements humains, dans une grotte de Sibérie. Il a raconté aussi qu’il avait rapporté de l’autel d’ossements de cette grotte un flacon d’élixir, et que c’est ce qu’il donnait à l’enfant malade pour le maintenir en vie.

— À moins, objecta Ry, qu’il n’ait eu simplement un énorme pouvoir de suggestion, et le don de l’utiliser. Après tout, il n’a jamais réussi à guérir réellement l’hémophilie d’Alexei ; il se contentait de soulager ses symptômes. »

Elle chassa l’argument d’un geste de la main.

« Quoi qu’il ait fait, le gamin allait vraiment mieux, alors suis-moi un peu, là, O’Malley, d’accord ? Ma grand-mère a donné à Marilyn Monroe une amulette de verre en forme de crâne humain, contenant apparemment une sorte d’élixir. Mon arrière-grand-mère Lena avait probablement emporté l’amulette et l’icône avec elle en fuyant le goulag de Norilsk, lorsqu’elle est allée à Shanghai. »

Ry essaya de s’imaginer dans une situation pareille, et n’y arriva pas.

« Ça devait être une sacrée bonne femme, courageuse et astucieuse. Une nana qui en avait, exactement comme son arrière-petite-fille. »

Il vit les joues de Zoé rosir, vit qu’elle évitait son regard. Il aurait voulu lui dire qu’il le pensait, qu’il n’avait jamais rencontré une femme comme elle ; il aurait voulu mieux la connaître, la connaître à fond, et continuer à apprendre à la connaître et ne jamais arrêter.

« Bon, ce que je voulais dire n’avait rien de renversant, dit-elle. Juste que, même si nous trouvons l’amulette, son contenu aura été prélevé à l’autel, mais ce ne sera pas l’autel. L’autel d’ossements est dans une grotte cachée derrière une cascade, au bord d’un lac oublié, quelque part du côté de Norilsk.

— Tu ne préférerais pas aller plutôt en Sibérie, maintenant ?

— Non, à Saint-Pétersbourg, d’abord. Et après en Sibérie. »

 

Zoé se tut ensuite, et cette fois, elle s’endormit. Un quart d’heure, peut-être, et puis elle se réveilla en sursaut, un peu hagarde. Ry vit que le muscle de sa cuisse avait recommencé à trembler.

« Tout va bien, dit Ry. Tu es avec moi dans la BM, et on va Dieu sait où.

— Oh ! »

Elle se passa les mains sur le visage et regarda, par la vitre de son côté, le panorama en contrebas : les toits de tuiles rouges d’un petit village et le Danube qui déroulait ses méandres entre des collines boisées.

« On ne retourne pas à Budapest ? demanda-t-elle, remarquant la direction qu’ils suivaient.

— On finira bien par s’arrêter et par faire demi-tour. » Cinq cents mètres plus loin, il finit par ajouter : « Dis-moi, à propos de demi-tour, c’est un joli cent quatre-vingts degrés de voyou que tu nous as fait tout à l’heure. Personne ne peut conduire comme ça d’instinct. Il faut avoir appris, et pas mal pratiqué. »

Elle ne répondit pas. Par certains côtés, c’était la personne la plus ouverte qu’il ait jamais connue. Mais il sentait aussi chez elle des recoins cachés, des espèces de replis dans son cœur où elle rangeait ses pensées et ses sentiments, et Ry le comprenait. Il n’était pas très doué non plus pour déballer la part secrète de son âme.

Elle détourna le visage vers la vitre, et il s’apprêtait à laisser tomber quand elle dit :

« Mon père s’est suicidé huit jours avant mon entrée en première, au lycée.

— Je sais. Je suis désolé. »

Elle avala péniblement sa salive.

« Merci… Enfin, bref, à ce moment-là, ma mère avait déjà pas mal repris les rênes de l’affaire de famille, et je n’ai pas besoin de t’expliquer de quoi il retournait, puisque tu as travaillé pour elle.

— Tu n’es pas Anna Larina.

— Pff, l’inné ou l’acquis, les chromosomes ou l’environnement… Dans certaines familles, ça revient plus ou moins au même », fit Zoé avec un petit rire.

Ry crut y discerner de l’amertume, et il la comprit. Depuis un an et demi, il se posait la même question. Quelle partie de son père, le traître, l’assassin, avait-il en lui ?

Probablement plus qu’il n’était prêt à l’admettre de gaieté de cœur. Il était entré dans les Forces spéciales en sortant de la fac, et on l’avait entraîné à tuer, exactement comme son père avait appris à tuer. Bon sang, à l’époque, son frère, Dom, l’avait même accusé de s’enrôler parce qu’il essayait de « damer le pion au vieux ». Par la suite, il avait travaillé pour la DEA, où il s’était souvent porté volontaire pour les missions d’infiltration les plus tordues parce qu’il aimait l’excitation que cela lui procurait, l’espionnage, les mensonges, jouer au chat et à la souris, et il était bon à ce jeu-là.

Tout comme son vieux.

« Quand j’ai eu l’âge de comprendre ce qui se passait, disait Zoé, papa n’était qu’un pantin, celui qui donnait les ordres parce que les vory, les parrains et autres gros bras auraient rechigné à prendre leurs ordres directement auprès d’une femme.

— Ils devaient quand même bien savoir qui tirait les ficelles en coulisse. J’ai infiltré quelques gangs pour mon boulot, et l’une des choses qu’on pigeait le plus vite, c’était qui menait vraiment la danse. »

Elle haussa les épaules.

« Je ne sais pas. Tant qu’Anna Larina lui permettait de jouer le rôle du pakhan, peut-être que papa pouvait s’imaginer qu’il était vraiment le chef. Il avait été préparé pour cette vie avant même de savoir marcher, ou quasiment – c’était ce qu’on attendait de lui, ce qu’il attendait de lui-même, aussi. » Zoé se tut à nouveau, réfléchissant, se remémorant, et Ry laissa le silence s’installer dans la voiture jusqu’à ce qu’elle décide de le rompre. « Il s’est tué moins d’une semaine après l’exploit d’Anna Larina qui devait la rendre tristement célèbre, le coup de la tête dans le bac de crème glacée. J’ai toujours pensé que c’était à cause de ça qu’il s’était supprimé. Il savait que seule une vraie pakhan aurait la trempe de faire ce genre de choses, et il n’était pas comme ça. Il le savait, il ne pouvait pas le supporter, et c’est pour ça qu’il a mis fin à ses jours. » Elle était assise sur le siège passager, raide, figée, regardant droit devant elle, le menton levé. Elle s’efforçait d’être dure, pensait Ry, et il avait mal au cœur pour elle. « Bref, en faisant tuer l’un des principaux vory de la famille de Los Angeles, Anna Larina avait passé les bornes, et papa a eu peur qu’ils s’en prennent à moi par vengeance. Je venais de recevoir une petite Miata rouge pour mon anniversaire, et je ne pensais qu’à sortir avec mes amis, aller à Stinson Beach, au Stonestown Mall. C’était devenu une idée fixe chez mon père, il redoutait qu’ils m’attaquent quand je serais en voiture. Il tenait absolument à me faire suivre un cours appelé “Techniques de conduite de fuite et d’évasion”, et moi, en entendant ça, j’ai levé les yeux au ciel. J’étais tellement persuadée d’être la huitième merveille du monde et de tout savoir…

— Tu avais seize ans. »

Elle secoua la tête.

« Ce n’est pas une excuse. » Peut-être pas, pensa Ry. Mais peut-être que si. Lui aussi, à cet âge-là, il était sûr de tout savoir, et d’être invincible, par-dessus le marché. « Le jour de son enterrement, je me suis inscrite à ce cours de conduite automobile défensive, et j’ai aussi pris des cours de tir et de taekwondo. Je me suis dit que je pouvais faire ça pour lui, même s’il n’était plus là pour le voir. Je pouvais faire en sorte d’assurer ma sécurité, pour lui. » Un instant passa, et puis ce qu’elle venait de dire les frappa en même temps, et ils partirent d’un fou rire. « Bon sang ! Assurer ma sécurité ! fit Zoé en reprenant enfin son calme. On peut dire que j’ai tout fait pour, ces derniers temps, hein ? »

Ry tourna la tête pour la regarder. Elle avait les pommettes rosies par le rire, les yeux pétillants, les lèvres entrouvertes, un peu brillantes. Ses cheveux avaient échappé à leur pince et rebiquaient sur le côté de son cou. S’enroulaient autour de sa nuque, juste comme une main d’homme pourrait le faire, s’il avait eu l’idée de lui renverser la tête en arrière pour embrasser cette bouche rouge, humide…

Un véritable coup de canon, en plus sourd, ébranla la voiture, et le volant fit un écart dans les mains de Ry. Il se bagarra pour reprendre le contrôle de la situation tout en regardant autour de lui, affolé, se demandant Qu’est-ce que c’est encore ? Et puis il sentit qu’il y avait du shimmy dans la direction, et il entendit le flop-flop du caoutchouc sur la chaussée.

Il s’arrêta sur le bas-côté de la route et descendit de voiture pour jeter un coup d’œil. Leur pneu arrière gauche était en lambeaux.

« Il a dû prendre une balle d’Uzi, dit-il alors qu’elle le rejoignait. La balle a pénétré juste assez pour provoquer une fuite lente, et l’air s’est échappé jusqu’à ce que l’enveloppe finisse par éclater. » Il se sentait comme grisé après l’énorme décharge d’adrénaline. « J’ai cru que quelqu’un nous avait lancé une bombe. »

Elle ressentait la même chose. Elle était toute palpitante à côté de lui.

« Moi aussi ! »

Elle laissa échapper tout l’air retenu dans ses poumons en un énorme soupir et souleva les cheveux dans son cou.

« Ma jambe recommence à tressauter, et je… »

Il lui prit la nuque, tourna son visage vers lui, un peu trop brusquement, d’une façon un peu incontrôlée. Il l’embrassa et sentit un petit cri de surprise, étouffé, dans sa bouche, un soupir chaud, humide, et puis elle fondit dans ses bras et lui ouvrit ses lèvres.

Ils s’embrassèrent, étroitement enlacés, oscillant, tournant lentement sur eux-mêmes. Il la plaqua contre son ventre. Il était dur et brûlant pour elle, et il voulait qu’elle le sache.

Ça allait trop vite. Il essaya de mettre de la douceur dans son baiser, mais elle glissa ses doigts dans ses cheveux et aspira sa langue dans sa bouche, profondément, faisant faire l’amour à leurs deux bouches, suçant, léchant, ne lui laissant pas une chance.

Une éternité haletante de chaleur et d’humidité plus tard, il l’avait appuyée contre l’avant de la BM, et ils se bagarraient avec la ceinture du jean de Zoé.

« Bon sang, j’aurais dû mettre une robe », dit-elle, d’une voix grave, rauque.

Ry se retint de rire, mais il continua d’oublier de respirer. Elle réussit à se déchausser et à enlever une jambe de son jean, la culotte avec ; ça suffisait. Elle le voulait en elle, tout de suite.

Il lui prit la taille à deux mains, la souleva jusqu’à ce que ses hanches se trouvent sur le dessus du capot de la voiture. Il lui écarta les cuisses, se plaqua sur elle.

Il la sentit frémir, entendit son gémissement, alors que le dos de sa main passait sur son ventre chaud. Il enfonça un doigt en elle. Elle était mouillée, chaude, frémissante. Il fit aller et venir sa main tout en s’affairant désespérément de l’autre sur la ceinture de son jean. Ayant enfin réussi à la déboucler, il baissa sa fermeture Éclair tandis qu’elle haletait « Viens, viens, viens… », tout doucement, à son oreille.

Et puis elle le prit dans sa main et le serra, si bien qu’il crut jouir tout de suite.

Il entra en elle, violemment, et faillit à nouveau jouir en la sentant si chaude, si étroite. Elle se cramponna à ses épaules et arqua le dos, renversa la tête en arrière et elle cria. Sur sa gorge palpitante, il colla sa bouche ouverte tout en s’enfonçant plus profondément, et puis il ressortit presque complètement et rentra à nouveau en elle. Alors elle vint à sa rencontre, accompagna ses mouvements, et leurs deux corps fusionnèrent, trouvèrent un rythme, comme une danse, montant sur des vagues toujours plus hautes, et les vagues les emportèrent.

La dernière pensée cohérente de Ry fut Petit Jésus et tous les saints du paradis…

Le Secret des Glaces
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